Les anciens ne donnent jamais l'étendue de leur histoire facilement.


Depuis plusieurs années, je me fais un plaisir d'aller discuter avec un petit vieux à l’œil malicieux. Sa ferme a été entourée au fil des décennies par des grands champs de maïs dans cette plaine de Garonne nourricière en amont de Toulouse. Les grosses machines travaillent au loin. Lui conserve ses anciens tracteurs, sobres et authentiques. Il est sceptique sans les critiquer. Il estime que les agriculteurs d'ici ont raison de faire travailler des entreprises de travaux agricoles. "Ils y gagnent à faire comme ça" m'a-t-il dit en regardant au loin vers les Pyrénées. Il a préservé quelques parcelles d'herbe et ses moutons en profitent. "Avant, j'avais 30 vaches laitières et 22 ha. On vivait bien, mais en hiver cette stabulation en béton ne protégeait pas du froid." Retraité en 1989, il nourrissait son troupeau avec de l'ensilage d'herbe et de maïs sans aucun apport d'aliment extérieur. Cela suffisait. En hiver, les vaches produisaient moins car "le lait s'en va dans les cornes !" Le laitage par vache s'élevait à 2000 L/an. Un quart de siècle plus tard, certaines tutoient les 10 000L/an. Et le prix ? M. Savoldelli annonce 1,25 francs/litre à l'époque. En allant faire un tour sur le site de l'Insee, on écarquille les yeux en lisant ceci :
  • "Compte tenu de l'érosion monétaire due à l'inflation, le pouvoir d'achat
    de 1,25 francs en 1989 est donc le même que celui de 0,29 euro en
    2014."
Pourtant, les éleveurs laitiers payés autour de 30 à 35 cts en 2014 estiment ne pas être rentables. En 1989, le SMIC équivalait à 4,48 euro. Il a plus que doublé. Les difficultés ont-elles doublé ? Il faudrait réfléchir plus profondément sur ces chiffres. Un agriculteur en 2014 a-t-il plus de pouvoir d'achat en vendant un litre de lait qu'en 1989 ? De combien ont augmenté ses charges, en valeur et en % de Chiffre d'Affaire ? L'analyse historique et économique sera pour plus tard mais les bouleversements de société et les transitions agricoles ont quelque chose à dire dans la marche d'une profession reliée à la Nature. Si la Nature peut être modélisée, les équations financières se cassent les dents sur la vie des plantes et des animaux. L'agriculture nourrie au capitalisme doit-elle se plaindre de la baisse des prix ?

C'est au coin du feu que les confidences sont venues.

Monsieur Savoldelli vit près d'une entreprise de literie et je l'ai souvent taquiné avec son nom. "Alors Monsieur Savoldelli, on a volé des matelas aussi?" c'était ma façon de lui dire bonjour en arrivant dans cette clairière perdue au milieu de tout. Il souriait en me disant que j'étais couillon. Cette blague est usagée, contrairement à l'esprit et à la mémoire de ce nonagénaire. Il aurait aimé faire du ski, son enfance en Italie et en France a été faire de privations. Il arbore, cachée au milieu de ses rides, une cicatrice sur le nez. "Je glissais sur la ligne d'eau gelée sous les gouttières et je suis tombé en plein sur une boîte de sardines !" Un peu de neige au visage pour soigner et emmener vers le souvenir des skis qu'il se fabriquait dans le Piémont. "J'avais pas le bout recourbé alors je me plantais. J'ai fait des vols planés..." Mais son père n'a jamais voulu qu'il fasse du sport, son destin agricole a été forcé par la nécessité et une absence de scrupules : 
  • Il m'a sorti de l'école à 9 ans. En 38, on a quitté l'Italie pour arriver en Ariège. On avait une valise... Mon père était fermier. On avait rien. On est allé voir le boulanger et on lui a dit qu'on le payerai en blé à la récolte prochaine. Et on a commencé comme ça. Il me me faisait travailler dur, il était feignant ! Il m'a empêché d'aller jouer au foot avec les amis quand on a pris la ferme près de Muret (Haute-Garonne). Maintenant je regarde le foot avec le gendre et je suis tous les championnats européens.
Le championnat italien le passionne car l'Italie est toujours dans son cœur Il voyait son père partir avec les moutons du Piémont vers la Plaine du Pô. Une trentaine de kilomètres plus loin, les bergers groupaient les bêtes et avaient une curieuse manie. Ils envoyaient les moutons dans les champs de blé la nuit pour qu'ils grossissent davantage. C'était un genre de braconnage céréalier. Au printemps son père prenait le bus avec des camarades agriculteurs vers les Alpes suisses. Ils étaient faucheurs nécessaires. La saison des foins demandait des bras dans les pentes vertigineuses du pays voisin. Chacun partait avec sa faux, sa pierre à aiguiser, son enclumette et son marteau. Ce marteau est toujours dans la famille, la seule fois où monsieur Savoldelli me l'a prêté... je n'ai pas osé l'utiliser, de peur de le perdre au milieu de l'herbe en fauchant. Un morceau de l'Histoire agricole et sociale d'une partie du continent européen réside dans ce manche et ce bout de fer. Ces petits détails prennent une dimension indescriptible dans la voix qui m'a parlé en cette fin de matinée glaciale de février. Bout-à-bout, le puzzle s'est constitué dans ma tête après des années à échanger sur la ferme d'un immigré ayant fuit l'Italie de Mussolini.

Si vous demandez à ce papi s'il souhaitait continuer l'école, il vous dira que oui. L'instruction était le socle des espoirs d'un mieux-aller. La soif d'apprendre et de conjuguer travail et loisirs reste en travers de la gorge de cet homme qui roule les R sur des variations tonales transalpines. La sagesse immense dans les mots d'un homme marqué par la vie et le travail contraste avec les étincelles dans un regard d'enfant. Il suffit de lui parler de choses nouvelles pour le passionner. Cet arrière grand-père prône le respect de la terre. Les pelles mécaniques, les parkings de supermarché, le béton, il les a en horreur car il voit les catastrophes liées aux orages sur une terre qui a disparu : " Il faut laisser boire la terre. À ne pas vouloir se salir un peu les chaussures entre la voiture et l'entrée du supermarché, on a fait n'importe quoi. On a perdu trop de haies." En discutant de la qualité des aliments dans les rayons, il a dévié du sujet en mettant en parallèle sa jeunesse d'avant-guerre faite de misère et de privations :

"Aujourd'hui, les gens ont tout devant la porte, et ils se plaignent."

À méditer.